Fabrication des tresses de paille
Une industrie disparue : par Léopold Flaujac
( courrier du centre 22 août 1938 )
Dans son dictionnaire des communes édité en 1840, Girault de Saint Fargeau écrit à la rubrique « Lalbenque » – Fabrique considérable de tresses pour chapeaux de paille – Lalbenque a été, en effet, pendant un siècle au moins, c’est à dire pendant tout le 19ème, un centre très important pour la fabrication des tresses de paille servant à confectionner les chapeaux.
Aujourd’hui, la machine a fait disparaitre cette industrie d’appoint qui permettait à nos paysans d’occuper les journées de mauvais temps et les soirées d’hiver, tout en leur fournissant une rémunération appréciable. Il nous paraît intéressant de donner un aperçu de cette fabrication. Son importance dans la vie des populations de la région et dans la vie commerciale est indéniable car Lalbenque a toujours été un centre économique assez important.
Il est assez difficile de savoir à quelle époque cette fabrication prit une importance suffisante pour attirer l’attention des statisticiens, on peut toujours affirmer que dès le début du 19ème siècle on fabriquait des tresses de paille dans la région de Lalbenque. Sachons que les tresses étaient fabriquées avec la paille du blé, elles étaient destinées aux usines de chapeaux de paille à Caussade, à Septfonds et à Montauban. Des marchands venaient tous les dimanches et les jours de foires pour acheter à nos paysannes les rouleaux de tresses appelées « capel ». Ce commerce dura jusque vers 1910 : depuis cette époque on ne voit plus de « caeplaïres ». C’est sur la place du Sol que se tenait le marché aux tresses. Les marchands, dans leurs voitures bâchées, examinaient soigneusement les rouleaux que leur présentaient les paysannes et fixaient le prix. L’une des dernières fut Rosa, connue dans toute la région. C’était également les marchands qui se chargeaient de teindre les pailles qui devaient servir à la fabrication de la « chenille ». Ils prenaient la paille et la portaient teindre à leurs ouvriers. La fabrication comportait un assez grand nombre d’opérations. Tout d’abord, le triage de la paille de blé et la mise en petites bottes dites « glénos », de la grosseur d’une grosse poignée.
Après le triage et la mise en glénos, avait lieu le battage de ce blé au fléau, les petites bottes étant mises à plat sur deux rangs, épi contre épi, maintenues à terre par une barre de fer, le fléau ne devait que toucher l’épi pour ne pas abîmer la paille. On opérait aussi, mais plus rarement, le battage du blé sur une table ou une planche. Quand le blé était battu, on attachait la paille en une grosse gerbe en attendant d’en opérer le triage par grosseur. La paille triée, était ensuite coupée de la longueur de trente centimètres environ et mise en petites bottes; ces dernières étaient, pour les blanchir, soumises à l’action du soufre dans un appareil spécial construit aussi en paille : « uno paillasse ». Commençait alors la fabrication de la tresse. Il faut avoir vu nos vieilles paysannes assises devant leur porte, un bergère conduisant ses moutons dans le Causse ou avoir assisté à une veillée pour pouvoir se rendre compte du soin apporté à la fabrication des tresses. La paille travaillée était choisie de la grosseur désirée suivant la tresse que l’on se proposait de faire. Un « botillon » enroulé dans un foulard sous le bras gauche, notre paysanne commençait son ouvrage. Onze pailles judicieusement disposées permettaient de faire une tresse d’environ 2 à 3 centimètres de large suivant leur grosseur. Ce travail ne demandai qu’un minimum d’attention et d’efforts et aussi de lumière. Suivant l’âge la dextérité de l’ouvrière, le travail avançait plus ou moins rapidement. Enfin, ce n’était pas seulement les femmes et les jeunes filles, puisque toute la population, hommes compris, fabriquait des tresses. La dernière devait avoir environ « 20 cannes » de long soit 40 mètres. Leur confection représentait 12 à 15 de travail.
Une fois la tresse finie, il fallait à l’aide de ciseaux, ébarber les pailles qui dépassaient soit d’un côté soit de l’autre. La tresse était ensuite lissée : « alizado » de façon à lui donner une forme plus régulière. Pour cela, on disposait d’un « bouc », tréteau en bois assez grossier. Une extrémité de la surface plane comportait une cheville de bois ou de fer qui servait à faire glisser et maintenir la tresse tendue, pendant qu’une personne tendant la tresse, l’autre avec une barre de fer lisse et rond, lissait en appuyant de toutes ses forces par un mouvement de va et vient. Après cela, la tresse était roulée de façon à former une galette plane d’environ 50 centimètres de diamètre. Il ne restait plus qu’à la porter à la foire et la vendre.
Le prix de vente dépendait, comme pour toute marchandise, de la qualité et la quantité offerte aux marchands. LA qualité dépendait de la finesse de la paille et de la régularité du travail. Plus la paille était fine, plus elle avait de la valeur. Il était fort curieux de voir comment les marchands avaient l’oeil pour juger de la qualité du travail; d’un simple coup de doigt, ils faisaient ressortir au centre de la galette quelques centimètres de tresse pour s’assurer que le milieu était aussi bien traité que le bord.
La finesse des tresses et leurs sortes différaient : à Lalbenque, Cieurac, et Fontanes on fabriquait « los chenillos », ces chenilles avaient 9 pailles, dont une ou deux colorées en bleu ou violet. La tresse était donc bicolore. Dans la région de Lalbenque, la paille du blé était, à cette époque, de toute première qualité et très fine, car le blé ne « venait pas » comme aujourd’hui poussé par des engrais. La paille était moins abondante mais plus belle.
Le travail matériel terminé, examinons la défunte industrie sous un autre angle. Il ne faut pas oublier la vie à la fois austère, parfois rude des paysans des Causses de Lalbenque et de Limogne. Les terres sont stériles, la région ne possède aucune industrie. L’aristocratique ressource est celle de la truffe, il y a quelques soixante-dix ans, mal mise en valeur. Les seuls revenus, et combien maigres, des habitants consistaient en commerce de moutons, boeufs et autres volailles. Le supplément de revenus se trouvait dans divers menus travaux, dont celui de la fabrication des tresses de paille. Confectionnées le soir à la veillée ou les jours de pluie ou de froid, elles ne pouvaient enrayer les travaux quotidiens des exploitations agricoles.
Variant avec les époques, le prix, vers 1880, était de 7 francs pour les tresses fines, celles reconnues grossières n’étaient côtés que 2 francs. Vers 1900, les prix oscillaient entre 1,25 et 3 francs. La chenille bicolore, qui ne comportait que 9 pailles, plus facile à faire, n’étant que de 10 cannes, se payait 0,90 francs. Une bonne ouvrière en faisait 2 par jour. Une famille de 4 personnes, vers 1880 arrivait à produire pour 100 francs par mois, revenu appréciable à cette époque. En 1870, un homme invalide à tout rude travail des champs arrivait, en fabriquant des tresses à nourrir sa famille.
A Lalbenque, pour les veillées, on se réunissait dans quelques vastes cuisines égayées d’un grand feu de bois. Un « calel » éclairait de sa lumière fumeuse ces réunions où on comptait jusqu’à 40 personnes et une « biello » par quartier. Les noms de la « Luriat » rue des tisserands, ceux de « Béton » au Fajal et du « Damat » à la « Cavo ne sont pas encore oubliés. Au cours de ces soirées, on racontait des histoires de loup-garou et de revenants pendant que chacun travaillait. Vers minuit, tout le monde regagnait son logis. Le pain obtenu était minime, mais la vie n’était pas chère. On savait se contenter de maigres revenus. La vie n’en valait pas ni plus ni moins qu’aujourd’hui, car d’une résignation trop facile, on en est arrivé à d’étonnantes exigences.
Des tresses de paille, les jeunes filles ont utilisé leurs loisirs en confectionnant des tricots d’abord, des dentelles ensuite. Pourquoi les blâmer ? N’ont-elles pas donné, les femmes de nos Causses, un émouvant exemple au cours de la tourmente de 1914 à 1918. Les femmes quercynoises savent travailler leurs champs aussi peu fertiles fussent-ils. Femmes des grasses vallées ou des Causses arides, toutes savent rivaliser de zèle et d’ardeur pour les dures besognes.
Encore quelques années et personne ne se souviendra plus de ce que fut « lou capel » à Lalbenque. Combien de familles de notre région ont-elles vécu de cette industrie au cours du siècles dernier ? C’est pour ces mots qu’il serait bon que plus tard on puisse se remémorer les travaux de nos ancêtres, de nos « mininos ». C’est pour cela aussi que nous avons cru bon d’en laisser la trace dans ces quelques lignes.
Léopold Flaujac – 1938 –